annexe 26D

À propos d’une nuit de Noël

PAR LE COLONEL DÉODAT du PUY-MONTBRUN

La tradition chrétienne veut que chacun soit rempli d’une sainte joie en cette nuit de Noël qui va nous permettre d’affirmer : « Jésus-Christ est le Seigneur. » Joie des hommes de foi que d’autres ont transformée en divertissements païens rejoignant ceux d’antan. 

Afin, justement de fuir ces euphories impies et pour des raisons lointaines qui m’appartiennent j’ai, durant mes campagnes sournoisement choisi, à cette époque, d’aller en opération.

Combien ai-je vécu de ces « nuits de Noël » de guerre je ne sais plus. Voici l’une d’elles.

DÉBARQUEMENT
Avec mon commando, nous avions débarqué d’un Zodiac sur une plage d’Annam pour opérer en zone viêt. La chasse avait été bonne. Deux courriers interceptés. Un travail silencieux à la sortie d’un village. Aucune trace. Nous avions coltiné suivant l’expression de mes sous-officiers, un des cadavres à plusieurs kilomètres de distance et laissé l’autre sur place. Grâce à l’unique pelle-bêche – l’expérience m’avait appris à me munir de cet instrument de fossoyeur – passée de main en main, chaque commando creusant en force quelques minutes le Viêt avait vite disparu. Un régulier à en juger à sa tenue et surtout à sa bonne mine, solide, crâne rasé, tout en muscle.

Pour le commandement Viêt-minh ce serait le doute. Un des convoyeurs disparu avec la sacoche de documents, et l’autre égorgé traîtreusement. On n’est jamais sûr de personne.

PAILLOTE SUSPECTE
Maintenant nous étions en arrêt devant un gibier inattendu. J’avais décidé de couper droit pour rejoindre la plage et nous nous étions heurtés à un groupe de paillotes où régnait une agitation suspecte. D’habitude, en pleine nuit, les nhà-qués dorment.

Sans attendre d’ordre, parfaitement rodés les commandos investirent le périmètre. Un guetteur. repéré à l’entrée de la piste ne poserait pas de problème. Pas d’inquiétude non plus quant deux silhouettes qui se détachaient imprudemment sur un mouvement de terrain sableux. Elles seraient aisées à approcher.
Cependant, je ne savais rien des environs. Que se passait-il dans cette grande paillote ? Les lumières, les bribes de conversation perçues confusément, les ombres derrière les ouvertures…

— C’est une réunion… me souffla Petit Louis, mon adjoint qui venait de me rejoindre.

Nous avions déjà surpris des meetings de ce genre. Des rassemblements de cadres. Il se préparait quelque chose, nous le savions, les écoutes avaient signalé un mouvement du régiment 108 et du bataillon 803, deux unités de réguliers particulièrement coriaces.

Si c’était un groupe de cadres et d’autorités, il pouvait être protégé. Aussi camouflée que nous, une unité se tenait peut-être prête à intervenir, silencieuse et aux aguets dans les cocotiers, au sud du hameau. Justement sur notre ligne de fuite.

Petit Louis, maintenant contre moi, chuchota à mon oreille :

– Si tu veux mon avis, nous avons plus de deux heures de retard. La lune va se pointer. On décroche. Tu n’as pas les mains vides…

Il ajouta avec son débit lent, toujours calme, paisible dont il ne se départait jamais :

— On peut se payer le gus de la piste. Ce sera toujours ça.

— Oui, mais tu imagines ce qu’on laisse si nous avons là quelques patrons, politiques, des cadres…

À son mutisme, je comprenais : il imaginait très bien, mais il désapprouvait mon hésitation. Épaule contre épaule, je sentais l’odeur de sa sueur se mêler à la mienne. Cette sueur irritante pour les yeux, âcre sur les lèvres, graissant les cheveux emmêlés de sable, glacée après quelque instants d’immobilité, imprégnant nos caï-quan et nos vestes camouflées collant d’eau de mer.

Il ne fait jamais froid sur les côtes d’Annam la nuit, comme en forêt. Le sol reste chaud du lourd soleil de la journée. Lorsque nous arrivions en Zodiac, nous reconnaissions la proximité du rivage à quelques centaines de mètres au souffle tiède de la terre accompagné quelquefois de senteurs lointaines de santal.

Nous avions débarqué autour de huit heures du soir. Une mer étale ce qui arrivait souvent, longue houle nous poussant vers l’objectif. Je sautais du Zodiac bien avant de voir les remous de la plage. par instinct, jusqu’à sentir le fond sous mes Pataugas. L’équipe me rejoignait et, attentifs à ne pas dépasser le niveau de la mer, nous arrivions en rampant sur le sable, invisibles pour l’observateur éventuel le plus en alerte. Le Zodiac poussait au large avec deux hommes à bord, et attendait.

Mission ingrate, difficile, angoissante. Sans point de repère, ballotté par les remous, accroché aux deux fers affourchés, surveillant le mouvement de la marée, l’œil et l’oreille aux aguets prêts à répondre au signal, les deux hommes imaginaient tout et rien…

Heureusement, du garde-côte le « Luang Prabang » mouillé à quelque quinze nautiques parvenaient dans les écouteurs, de petits chocs, des appels en morse, demandant des nouvelles. Par légères tapes sur le micro les commandos rassuraient et se rassuraient eux-mêmes. Ils avaient un « tour » pour ce job, ils préféraient tous participer au raid malgré les incertitudes plutôt que de rester en attente sur le Zodiac.

Petit Louis pousse un grognement et, baissant la tête, frotte vigoureusement sa nuque. J’ai ressenti moi aussi les piqûres des minuscules fourmis rouges que nous connaissons. Attirées par nos effluves, elles commencent à nous envahir.

ALLER VOIR
Mon adjoint agite devant moi une main interrogative, à plat, paume en l’air… Une main noircie de charbon de liège comme nos visages et poisseuse de sang car il a dû participer à l’action tout à l’heure.

Je répondis à l’attente de Petit Louis. Une seule solution s’imposait : savoir…

— Je vais voir avec Tralier… Je m’assure du guetteur, regroupe les gus… mais rien avant mon action ou mon retour… et préparez-vous à décrocher… rassemblement au point zoulou.

Tralier était mon interprète, un métis cochinchinois. Un gaillard plus que solide et particulièrement sûr. Lorsqu’il était derrière moi je ne me retournais jamais. J’étais sûr aussi de Petit Louis. S’il m’arrivait un problème. il ramènerait mon monde.
Nous avions notre point de chute, rien n’était laissé au hasard.

— On ne m’attend pas !

— O.K. soupira Petit Louis, résigné, vas-y, déc… pas tout de même.

C’était toujours son ultime conseil. Nous en étions à notre deuxième séjour ensemble et nous ne savions plus qui devait la vie, pire la liberté, à l’autre.

UN GUETTEUR
Nous sommes maintenant à quelques mètres de la grande paillote. Au passage, après avoir ramassé Doan, un « ancien Viêt malgré lui » que j’avais récupéré, nous avons cueilli le guetteur en un instant coiffé, bâillonné, entravé, traîné dans un bouquet de filaos par mes deux acolytes. Je découvris un malheureux enfant de moins de quinze ans, les dents encore blanches mordant la corde qui meurtrissait les commissures de ses lèvres, trop serrée par Doan, un connaisseur. Les yeux exorbités, des tics jusqu’aux oreilles, la bave à la bouche, image de la terreur, ce petit gibier me déconcertait. Les Viêts utilisaient beaucoup les enfants… mais tout de même.

PUIS L’INCROYABLE
La paillote est une grande bâtisse haute de toit. Côté mer les ouvertures sont obturées par des volets de latanier. Côté terre pas de clôtures. L’éclairage doit être de bougies et peut-être de lampes à pétrole… Mais comment ont-ils du pétrole ?

Je fais un signe à Tralier :

 Tu entends ?

 Oui… des voix de femmes.

Et soudain. Tralier traduit à sa manière l’étonnement que je ressens moi-même :

  Qu’est-ce que c’est que ce b… ils chantent !

Je me lève, appuyé à un palmier. Derrière la paillote, un bâtiment et un autre encore. À l’horizon la lueur de la lune tache le ciel. Je reconnais, je crois reconnaître cette suite de bâtiments bien alignés dans les palmiers, déjà vue d’avion lors des recherches d’objectifs.

Nous avons même des photos.

Nous sommes trop au nord, c’est la léproserie du secteur de Qui Nhon.

  Va chercher les gars et le gosse.

Tralier disparaît. Il sait qu’il peut me laisser seul. Comme moi, il a compris. On chante là-dedans et on chante quoi ? Je suis le seul Toulousain à chanter faux, mais j’ai reconnu : « Il est né le divin enfant. » Surpris, incrédule, je me défends contre une émotion dangereuse. Nous sommes bien dans la nuit de Noël. Nous savons que la léproserie est toujours dirigée par des religieuses européennes. Nous l’avons su par deux prêtres vietnamiens ralliés au nord de Qui Nhon. Mais je suis en zone rouge avec mes quatorze hommes.

  Putain ! s’exclame Petit Louis, sans précaution. C’est…

Il a dit « putain » car il est béarnais et là, comme en Languedoc, cette exclamation est classique dans l’étonnement ou l’approbation.

  En fait de meeting, c’est la messe de minuit. On va pas nous croire !

NOËL ! 
C’était bien la messe de minuit, pas tout à fait à l’heure de nos montres, peu importe.

À notre intrusion, pourtant amicale, la panique s’empara de l’assemblée. Tous les assistants se tassèrent près d’une table sans doute une sorte d’autel. La crèche – car il y a une crèche – devient un refuge. Les personnages grandeur nature se confondent avec les fidèles. À la lueur tremblotante des bougies, et effectivement de lampes à pétrole, je ne vis que des yeux hagards.

Nous tournant le dos, deux religieuses, si j’en jugeais par leur coiffe, étendirent les bras comme les cygnes leurs ailes pour protéger la couvée. C’était puéril, émouvant, étrangement insolite, une situation extravagante.

La religieuse qui s’approcha de moi n’était pas du tout dans cet état d’esprit. C’était une petite soeur un peu boulotte sa coiffe enserrant un visage rond, atteint par l’âge et bruni. Ce n’était pas une Vietnamienne, un nez peut-être un peu épaté, une métisse ? Je ne sais. Elle me fixait, interrogative, sans crainte. Elle s’adressa à moi en vietnamien, désigna les ouailles collées au fond, plaida, protesta.

— Elle nous prend pour des Viêts, traduit Tralier.

— Explique-lui.

Il l’interrompit avec douceur et termina en français. C’était le miracle. La petite sœur s’étouffa dans une exclamation de joie. La tête levée vers nous, les mains jointes sous son visage dans un véritable signe d’adoration, elle sanglota, cria :

— Oh, oh des Français. Mon Dieu, mon Dieu. Mais…

Je m’approchai, je regardai ses mains. Les doigts étaient atrophiés, mutilés, des « poupées » entouraient deux phalanges…

La lèpre. D’où ce nez que je croyais un peu épaté… 

La petite sœur était prête à me toucher, comme pour se convaincre qu’il ne s’agissait pas d’une apparition. Mais une autre religieuse, au discours de Tralier, surgit de l’ombre et retint la première par le pan de sa robe. C’était une femme très différente. Grande, mince dans son vêtement gris flottant sur ses pieds nus chaussés à la viêt. Des pieds très blancs comme son visage. Et je me pose encore une question futile : comment pouvait-elle sous le soleil d’Annam rester aussi pâle ?

Elle s’adressa à moi. Une voix grave, profonde, ni étonnée, ni incrédule. Le ton adopté dans un salon pour s’enquérir d’un détail mondain :

— Vous êtes français ? de l’armée française ?

— Oui ma sœur.

— Vous êtes officier ?

— Oui ma sœur.

Je balbutiai, empêtré dans mon personnage, prêt à m’excuser.

— Oh. oh. mon Dieu… Un officier, gémit la petite sœur en extase.

C’était bien la léproserie. Quatre religieuses littéralement prisonnières volontaires vivaient là depuis la fin de la guerre. La vraie, dans cette zone « rouge » où nous n’étions plus présents. En quelques phrases hachées, nous nous renseignons l’un l’autre. Oui, je suis officier, nous passons seulement, malheureusement. Non, il y a peu de chance pour que nous revenions définitivement. Nous sommes une petite équipe arrivée par la mer.

Elle comprend très bien. Elle sait-ce qu’est un bâtiment de la marine. Les Zodiac ? Non. C’est un canot. Et elle dit « canot » en prononçant le « t ». Non, elle ne pense pas du tout à saisir une occasion de cette nature pour partir. Elles sont là pour les lépreux. D’ailleurs les Viêts les laissent en paix. Ils ne les inquiètent pas. Cependant, ils interdisent un prêtre.

Je devine combien cela doit leur manquer. Et en cette nuit quelques échanges sur l’Europe. la France, Saïgon. Peu de détails. Je suis un peu ahuri. Elle me domine de son calme et de sa dignité. Mais nous nous sommes « reconnus ». À quelle famille appartient-elle ? D’où est-elle ? Elle ne me le dirait pas.

Moi le pirate, avec mon visage balafré de noir, mes cheveux poisseux de sueur, ma veste ouverte sur ma poitrine, mon caï-quan noir, mon équipement de tueur, poignard, grenades, Smith et Wesson crosse apparente. De quoi ai-je l’air ? Elle n’y prend garde.

Les ouailles désapeurées forment un cercle. Oubliée la crèche et peut-être la Noël. Et je réalise soudainement. Je n’ai rien à leur donner. Ils doivent tout espérer. Nous avons carte blanche dans ces raids. La pacification c’est aussi notre job, redouté des Viêts. Nous aurions pu être chargés de cadeaux.

Fallait-il le prévoir ? Maintenant il faut partir. Petit Louis me rappelle justement à la réalité. Et que nous sommes au milieu des lépreux.

— Ce n’est pas la première fois, Petit Louis.

—Je sais, mais on se tire.

Une heureuse idée me traverse l’esprit :

— Ramasse tous les pansements individuels et fais-les apporter. Et tout ce que vous avez en rab, Tralier ! Briquets, chocolat… dans deux heures nous serons sur le Luang (le garde-côte chargé de nous recueillir).

— Tu sais que tout est enfermé dans des capotes, remarque Petit Louis sarcastique.

C’était vrai. En ces temps les enveloppes waterproof n’étaient pas distribuées. Nous utilisions tous des préservatifs pour protéger cigarettes, allumettes, vivres, lampes torches… enfin tout ce qui n’était pas prévu par le règlement.

Les présents bien maigres sont tout de même appréciés. La mère supérieure a un regard vers les pansements individuels :

— Merci, cela sera très utile.

Je me sentais pauvre, misérable, les mains vides. J’aurais tant voulu offrir quelque chose.

— Désolé, je dis piteusement : désolé, c’est tout ce que je peux faire. Une boule montait et descendait dans ma gorge.
— Vous avez fait beaucoup par votre visite.

Elle dit « visite ». Son regard me fixe alors. Je devine confusément qu’elle veut parler.

— Vous rentrez à Saïgon ?

— Oui ma sœur, si Dieu veut, dans quelques jours.

— Ah !

Elle a déjà pris congé, je le sens, elle va s’éloigner. Mais elle veut parler. Elle avait accédé à mon souhait de lui offrir quelque chose. Elle dit doucement, simplement, sans me regarder :

— Communiez pour moi, adieu, merci.

Elle n’était plus là. Mais la petite sœur s’approchait toujours, les yeux levés, les mains jointes. Il en émanait un parfum de tendresse indéfinissable.
Manifestement, elle ne voulait pas me voir disparaître. Que faire pour elle qui ne parlait pas de communion ? L’exhortation pressante, irritée de Petit Louis ne m’arrachait pas à mes réflexions :

— On se tire. Viens m… !

Il avait raison. Quatorze commandos, prêts à tout. dévoués jusqu’à l’os attendaient mon bon vouloir. Il ne faut pas confondre les valeurs et les missions.

— Allez-y, j’arrive.

Dans l’ombre plus épaisse encore de la grand paillote, je ne les vis pas démarrer mais je sentis leur absence. Ils couraient maintenant vers la plage, le Zodiac, la liberté, la vie.
Que faire pour cette femme qui avait tout donné au long de son existence et qui pour une fois espérait quelque chose de l’autre » ?

Je me suis souvenu, après, prenant à grandes foulées la trace du commando, je me suis souvenu de mon geste. Je ne l’ai pas voulu, je ne l’ai pas décidé. Cela s’est passé. c’est tout.
Brusquement, j’ai saisi la petite sœur par les épaules. je me suis penché vers elle car elle n’était pas haute, je l’ai serrée contre moi et je l’ai embrassée sur les deux joues.

Cela n’était pas convenable pour une religieuse, j’en conviens. C’était Noël. Un Noël un peu profane pour elle. Noël quand même.

C’était sur les côtes d’Annam en décembre 1952.

Déodat du Puy-Montbrun